Ainsi tout change, ainsi tout passe - Ainsi nous-même, nous passons - Hélas - Sans laisser plus de trace - Que cette barque où nous glissons - Sur cette mer où tout s'efface.
Une nuit, un homme entendit que quelqu'un marchait dans sa maison. Il se leva et, pour faire de la lumière, il battit son briquet. Mais le voleur qui était cause du bruit vint se placer devant lui et, chaque fois qu'une étincelle touchait la mèche, il éteignait discrètement du doigt. Et l'homme croyant que sa mèche était mouillée, ne vit pas le voleur. Dans ton coeur également, il y a quelqu'un qui éteint le feu mais tu ne le vois pas.
Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant Dans ce monde, où la vie éclate en toute chose : Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l'Univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant... Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ; Un mystère d'amour dans le métal repose : Tout est sensible ; - Et tout sur ton être est puissant !
Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie : À la matière même un verbe est attaché... Ne la fais pas servir à quelque usage impie.
Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ; Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières, Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.
"Il ne faut pas quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi, et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix: il roulera en extase à tes pieds. »
Quand l'aigle a dépassé les neiges éternelles, À ses larges poumons il veux chercher plus d'air Et le soleil plus proche en un azur plus clair Pour échauffer l'éclat de ses mornes prunelles.
Il s'enlève. Il aspire un torrent d'étincelles. Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier, Il plane sur l'orage et monte vers l'éclair ; Mais la foudre d'un coup a rompu ses deux ailes.
Avec un cri sinistre, il tournoie, emporté Par la trombe, et crispé, buvant d'un trait sublime La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme.
Heureux qui, pour la Gloire ou pour la Liberté, Dans l'orgueil de la force et l'ivresse du rêve, Meurt ainsi d'une mort éblouissante et brève!
Le ver est né, je pense, dans un chiffonnier réchappé des mises au rebut comme des crues. Il creuse très lentement, le microson ne cesse pas. Depuis des mois sans doute il se nourrit de la poussière que produit son travail. On dirait qu'il ignore mon existance, mais pas moi la sienne. Moi aussi je suis en train, à mon insu, de forer une souche que je ne connais pas et que quelqu'un observe, exaspéré par le crissement qui en sort, quelqu'un qui fore lui aussi sans savoir qui le fore, et ainsi de suite - dans un interminable emboîtement de longue-vue.
" Ne le perds pas, le fil de la vie" - semble me dire une pensive Lachésis en ce visage de Gitane - "suis-le toujours, même quand il se cache dans les plus noires galeries
ou plus sombre
s'enchevêtre en de mortels dédales - ou encore, engourdi, s'atrophie en faux triomphes privés ou publics.
Ne le perds pas,
je te prie, ne va pas le lâcher pour aucune sorcellerie de faux paradis,
pour aucune
illusion de refuge dans des forts ou des ermitages ou dans aucune brèche qui ouvrirait, un jour, sur l'éternité. Il ne te lâchera pas, lui tu le sais, si tu lui es fidèle, au premier blanchoiement de l'aube il vibre dans tes mains, à chaque nouveau jour, à chaque recommencement" - c'est ce qu'elle dit, c'est cela qu'elle m'intime ou que lui dicte mon désir...
Poesie extraite du livre : D'une lyre à cinq cordes Traductions de Philippe Jaccottet Peinture : Thumann, Friedrich Paul (Allemagne, 1834-1908)
Soleil, mon seul amour est cette feuille verte Qu'avant moi tu aimas - ores seul ornement De notre beau séjour depuis qu'Adam A sa gracieuse faute, et nôtre, découverte.
Tous deux la regardons : mais je t'implore, Soleil, et tu t'enfuis, et tu fais alentour S'assombrir les hauteurs, tu emportes le jour Et, fuyant, tu me prends ce que j'adore.
L'ombre qui tombe de l'humble colline Où semble étincelle mon tendre feu Et où ce grand laurier fut tige fine,
En s'accroissant quant je parle, obscurcit La douce vue du site bienheureux Où mon coeur et sa dame ont leur logis.
Déchire ces ombres enfin comme chiffons, vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls : singer la mort à disatance est vergogne, avoir peur quand il y aura lieu suffit. A présent, habille-toi d'une fourrure de soleil et sors comme un chasseur contre le vent, franchis comme une eau fraîche et rapide ta vie.
Si tu avais moins peur, tu ferais plus d'ombre sur tes pas.
Un bélier, un chameau et une vache trouvèrent sur leur chemin une botte de paille. Le bélier dit: "Si nous divisions cette botte en trois parts, aucun de nous ne serait satisfait. Il est préférable que le plus âgé de nous trois en profite à lui tout seul. Car c'est notre devoir de respecter les vieillards." Le bélier proposa que chacun dise son âge et il commença par lui : " Moi, j'étais dans la même prairie que le bélier qui fut sacrifié par Abraham." La vache dit alors : "Moi, j'étais aux côtés d'Adam alors qu'il labourait. Car j'étais la femelle de son taureau." A ces mots, le chameau se saisit de la botte de paille et se mit à la manger : "Cela ne sert à rien de vous dire mon âge. Car, ainsi que tout le monde le sait, ma taille est la preuve de mon ancienneté. C'est ainsi que les cieux sont plus anciens que la terre."
Extrait du livre : Le Mesnevi, 150 contes soufis, Djalâl Al-Dîn Rûmi
En quelque lieu qu'il aille ou sur mer ou sur terre, Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc, Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,
Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, Partout l'homme subit la terreur du mystère, Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant.
En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe, Plafond illuminé pour un opéra bouffe, Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ;
Terreur du libertin, espoir du fol ermite ; Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.
La Mort ne surprend point le sage; Il est toujours prêt à partir, S'étant su lui-même avertir Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage. Ce temps, hélas! embrasse tous les temps: Qu'on le partage en jours, en heures, en moments, Il n'en est point qu'il ne comprenne Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine; Et le premier instant où les enfants des rois Ouvrent les yeux à la lumière Est celui qui vient quelquefois Fermer pour toujours leur paupière. Défendez-vous par la grandeur, Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse: La Mort ravit tout sans pudeur; Un jour le monde entier accroîtra sa richesse. Il n'est rien de moins ignoré, Et puisqu'il faut que je le die, Rien où l'on soit moins préparé.
Un Mourant, qui comptoit plus de cent ans de vie, Se plaignois à la Mort que précipitamment Elle le contraignoit de partir tout à l'heure, Sans qu'il êut fait son testament, Sans l'avertir au moins. " Est-il juste qu'on meure Au pied levé? dit-il; attendez quelque peu; Ma femme ne veut pas que je parte sans elle; Il me reste à pourvoir un arrière-neveu; Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile. Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle! - Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris; Tu te plains sans raison de mon impatience: Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris Deux mortels aussi vieux; trouve-m'en dix en France. Je devois, ce dis-tu, te donner quelque avis Qui te disposât à la chose: J'aurois trouvé ton testament tout fait, Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait. e te donna-t-on pas des avis, quand la cause Du marcher et du mouvement, Quand les esprits, le sentiment, Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d'ouïs; Toute chose pour toi semble être évanouis: Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus; Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus. Je t'ai fait voir tes camarades Ou morts, ou mourrant, ou malades: Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement? Allons, vieillard, et sans réplique. Il n'importe à la République Que tu fasses ton testament."
La mort avoit raison. Je voudrois qu'à cet âge On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet; Car de combien peut-on retarder le voyage? Tu murmures, vieillard! Vois ces jeunes mourir, Vois-les marcher, vois-les courir A des morts, il est vrai, glorieuses et belles, Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles. J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret: Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
Un autre frère me demanda : " Comment guérir l'âme (an-nafs) ? ; je lui répondis : "oublie-la et n'y pense guère; car ne se souvient pas de Dieu qui n'oublie pas son âme (ou qui ne s'oublie pas lui-même). Vous ne pouvez pas concevoir que ce n'est pas l'existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur : ce qui nous fait L'oublier c'est l'existence de nous-mêmes, de notre égo. Rien d'autre ne nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l'existence comme telle, mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l'origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n'existons pas du tout. Comme pouvez vous concevoir que l'homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son ego ? Cela ne se produira jamais.
"Si tu bois, assoiffé, de l'eau dans une coupe, c'est Dieu que tu contemples au sein de l'eau. Celui qui n'est pas amoureux voit dans l'eau sa propre image."
La sottise, l'erreur, le péché, la lésine Occupent nos esprit et travaillent nos corps, Et nous alimentons nos aimables remords Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; Nous nous faisons payer grassement nos aveux Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! Aux objets répugnants nous trouvons des appas; Chaque jour vers l'Enfer nous descendant d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins, C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes,les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde.
C'est l'ENNUI! - L'oeil chargé d'un pleur involontaire,
Il rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, - Hypocrite lecteur,- mon semblable,- mon frère!
Au monstre des secrets je plie sans jamais rompre Jusqu'à l'existance et la voix, Je me lie à mon temps qui roule entre mes doigts Comme un bracelet d'or ou d'ambre.
Je sens autour de moi la vie morte, passée Mon sang la polit chaque jour Tel un bijoux dans sa coquille de détours Aussi fluide que la pensée.
Ce qui fut m'est léger. J'invente, j'imagine Je tresse la nuit, le soleil Je réponds en offrant les champs et les abeilles L'espoir, le jour que je devine.
Sur mes chariots la vie balance ses navires De foin, de mers et de parfums Et je feint d'oublier le début et la fin Il n'est de réel que de dire.
Quand les chevaux du Temps s'arrêtent à ma porte J'hésite un peu toujours à les regarder boire Puisque c'est de mon sang qu'ils étanchent leur soif. Ils tournent vers ma face un oeil reconnaissant Pendant que leurs longt traits m'emplissent de faiblesse Et me laissent si las, si seul et décevant Qu'une nuit passagère envahit mes paupières Et qu'il me faut soudain refaire en moi des forces Pour qu'un jour où viendrait l'attelage assoiffé Je puisse encore vivre et les désaltérer.
Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il, Agathe, Loin du noir océan de l'immonde cité, Vers un autre océan où la splendeur éclate, Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité? Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il, Agathe?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs! Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, De cette fonction sublime de berceuse? La mer, la vaste mer, console nos labeurs!
Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate! Loin! loin! ici la boue est faite de nos pleurs! -Est-il vrai que parfois le triste coeur d'Agathe Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs, Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé, Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie, Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé, Où dans la volupté pure le coeur se noie! Comme vous êtes loin, paradis parfumé!
Mais le vert paradis des amours enfantines, Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant derrière les collines, Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets, -Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la chine? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l'animer encor d'une voix argentine, L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs?
Les fleurs du mal, Spleen et idéal, LXII Peinture de Dante Gabriel Rossetti
II Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui Va-t-il-nous déchirer avec un coup d'aile ivre Ce lac dur oublié que hante sous le givre Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui!
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre Pour n'avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplandi l'ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie Par l'espace infligé à l'oiseau qui le nie, Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne, Il s'immobilise au songe froid de mépris Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.
Peinture Edouard Manet, portrait de Stéphane Mallarmé
Il est de forts parfums pour qui toute matière Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. En ouvrant un coffret venu d'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant,
Ou dans une maison déserte quelque armoire pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D'où jaillit toute vive une âme qui revient.
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.
Voilà le souvenir enivrant qui voltige Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;
Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, Où Lazare odorant déchirant son suaire, Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.
Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire, Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,
Je serais ton cercueil, aimable pestilence! Le témoin de ta force et de ta virulence, Cher poison préparé par les anges! liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur!